La musique creuse le ciel

La musique creuse le ciel...

On dit souvent que la musique n'a ni visage, ni odeur. Elle n'est que ressentit, émotions, et création, qu'elle s'exprime en une myriade de sentiments tous plus profonds et extraordinaires les uns que les autres. Pour apprécier la musique et pour la jouer, il suffisait d'un peu de sensibilité et d'une bonne paire d'oreilles. Dans mon cas, ce n'était pas un problème. J'avais l'oreille aiguisée à la saisie d'accords, de mélodies et de clusters depuis mon plus jeune âge, et pratiquais le contrepoint pour m'occuper. Quant à la sensibilité, elle venait avec l'âge. On ne pouvait demander à un enfant de huit ans d'interpréter je ne sais quel concerto de Mendelssohn avec la même justesse qu'un adulte ayant du vécu, des souvenirs derrière lui, et la compréhension du monde qui l'entourait. J'avais travaillé dur pour en arriver là, écumant des heures et des heures de gammes jusqu'à l’écœurement, parfois même jusqu'à ce que cet instrument que je chérissais tant devienne mon pire ennemi. Je n'avais pas honte de le dire, j'aimais mon travail. J'aimais gagner ma vie en ravissant les oreilles de mes auditeurs, faire courir mes doigts sur les cordes et passer d'une classique sonate de Mozart à une entraînante jig irlandaise.

Mais malgré tout cela, quelque chose n'allait pas. Si la musique se pratiquait essentiellement avec le cœur, les oreilles et une dextérité savamment maîtrisée, les yeux étaient aussi un atout non négligeable. Allez donc lire une partition si vous ne voyez rien ! Et c'est exactement ce qui m'arrivait. Depuis ma récente vaccination – merci frangin pour le cadeau – j'étais privée de la vue. Et les médecins ne savaient pas si c'était définitif ou simplement temporaire. Autant dire que j'étais ravie du diagnostique, et que j'appréhendais la suite. Devoir tout apprendre à l'oreille c'était une chose, jouer en orchestre en étant plus capable de déchiffrer son texte en était une autre.
J'avais une chance idée, pour une fois. Pas de me retrouver aveugle, je n'étais pas maso à ce point non plus... Non j'étais chanceuse parce que ce concert dans le parc de Radcliff, était constitué d’œuvres très connu du répertoire savant. Le cinquième brandebourgeois de Bach se succéda aux quatre saisons de Vivaldi, autant de pièces qui faisaient toujours mouche auprès du public et que je jouais depuis des années. Après tout, quel violoniste n'avait pas rêvé de jouer l'Eté ? Je bénissais la personne chargée du programme de ne pas m'avoir infligé un déchiffrage à l'aveugle, et montais sur scène sans trop de trac.

J'essayais de faire bonne figure et de rester droite en jouant, mais c'était aussi simple que de marcher sur des œufs avec des talons aiguille. Ce n'est que lorsque la musique s'éleva que je me retrouvais pleinement dans mon élément. Fermant les yeux, je me servais de tous les repères musicaux que je connaissais pour guetter les indications du chef, et m'étonnais moi-même de ne pas me perdre un seul instant. Une de programme, peut-être deux, et voilà que nous descendions de scène. J'aurais bien continué à jouer toute la soirée, entretenant avec un public attentif ce dialogue qui nous avait uni l'espace d'un instant. Je détestais les fins de concert. Il y avait un goût de regret, de temps qui passe trop vite... Un peu nostalgique, je descendais de scène en essayant de ne pas me vautrer en me prenant lamentablement les pieds dans ma robe, et tâtonnais pour trouver l'étui de mon violon.

J'étais là, rangeant tranquillement mes affaires en chantonnant le thème entêtant du dernier morceau joué, quand soudain quelqu'un me bouscula.

«Hè ! Faites un peu attention, vous ne regardez pas où vous mettez les pieds ?»

Je pestais en cherchant mon archet qui était probablement tombé dans la bousculade. Fais chier... Un archet ancien à plusieurs milliers de dollars ! Si celui ou celle qui m'était rentrée dedans marchait dessus... Je ne répondais plus de rien. Soupirant, je repris.

«Hè ! Vous êtes toujours là ? Dites... Mon archet est tombé et... Et je vais avoir besoin de votre aide pour le retrouver.»

Disant cela, je retirais les lunettes que je portais maintenant tout le temps sur le nez, dévoilant ainsi mes yeux d'aveugle à l'intrus. En règle général, je n'aimais pas m'attirer la pitié des gens et encore moins montrer mes faiblesses. Mais là, c'était la survie de mon archet qui était en jeu. L'un des derniers présents de mon fiancé. Etrangement, j'étais prêt à tout, même à sortir les larmes de crocodile !

crackle bones