« T'es le vilain petit canard de la famille. »
Il n'est qu'un gamin perdu. Un de plus. Il a compris qu'il n'était pas aussi intelligent que
Peter. Aussi fort qu'
Andrew. Aussi froid qu'
Arthur. Non, lui, les cris venant du sous-sol lui donnent des nausées. Ils lui font froids dans le dos. Il les entend parfois dans ces cauchemars, stridents, suppliants. Il aimerait descendre, détacher ces gens, leur offrir leur liberté arrachée. Mais il ne faut pas se leurrer, il a onze ans. Il fait un mètre trente-huit. Quarante et un kilos. C'est
une crevette. Un petit bonhomme. Un enfant. Chaque soir, il vérifie qu'il n'y a personne sous son lit, ni dans la penderie. Parce qu'un jour, Arthur lui a dit que des monstres y vivaient. Des humains dégénérés qui mangent les enfants. Les petits garçons aux yeux bleus. Et Peter lui a raconté qu'il en avait trouvé un. Ce qu'Andrew avait validé en hochant la tête. Tout ça, sous le regard impénétrable de sa mère.
Cette grande femme qui lui fait peur. Il s'est souvent demandé s'il était vraiment son fils. Peut-être l'avait-on échangé à la maternité ? Parce qu'elle le déteste. Et il le sait. Il est le vilain petit canard de la famille. Il a les yeux bleus, ils ont les yeux noirs. Il a les cheveux bruns, ils ont les cheveux châtains. Il tremble en entendant les hurlements, ils rient. Il est le petit dernier - enfin, plus maintenant.
Se balançant sur ses pieds comme tous ces gamins ne sachant quoi faire, il fixe sans grand intérêt
le nouveau-né. Emmitouflé dans des couvertures à l'horrible couleur rose criarde, sa mère berce la petite chose contre elle. Rose, parce que c'est une fille. Ce qu'il aurait dû être - pour la plus grande déception de sa mère. La petite chose qui bave sur la poitrine de sa mère s'appelle
Marie-Lou - c'est ce que
son père leur a dit en venant les chercher. Lui, il trouve ce prénom horrible. Marie-Lou. Elle est née cette nuit après neuf mois de torture. Oui, parce que sa génitrice enceinte, il ne veut plus jamais tester.
Elle est tellement belle... Ma petite Marie-Lou... La voix niaise, remplie d'amour de sa mère le fait tressaillir. Ce serait un mensonge de dire qu'il n'est pas jaloux. À la vue du sourire crispé de ses frères, il n'est pas le seul. Marie-Lou semble être déjà la chouchou après quelques heures à l'air libre. Et lui, ça fait onze ans qu'il espère rendre fier sa mère. Injustice.
« Je te l'avais dit qu'il finirait mal.»
C'est fini. Il sent tremblé le corps de l'adolescente près de lui. Il entend la respiration saccadée, son effort pour retenir vainement les larmes. Doucement, il l'amène contre lui, la sert entre ses bras, compatissant. Protecteur. Le silence est oppressant. Il en aurait presque préféré les cris d'horreurs. D'agonies. Une main caressant les cheveux blonds de la jeune fille - dans un espoir vain de la consoler - il réfléchit. Il est au bord du gouffre. Dans une impasse. Acculé par une horde de monstres sanguinaires. Son père. Peter. Arthur. Les membres de sa propre famille. Il partage le même sang. Mais pas les mêmes convictions.
Ash... on.. fait quoi ? La petite voix faible s'échappant d'entre ses bras le fait sursauter. Les yeux embués, les lèvres tremblantes, Harmonie le regarde avec crainte. Son propre coeur se serre douloureusement.
Putain. Il n'a strictement aucune idée. Ils sont coincés dans cette chambre. Au deuxième étage. Du moins, elle est coincée. Avec un semblant de sang-froid, il lui demande de se cacher.
Reste dans le double-fond du placard. N'ouvre à personne. Je reviens. Il aide la jeune fille à s'enfermer. Pose un oreiller et une couette devant la cachette. Balance quelques comics sur les super-héros.
Tiens, Ashley. Un haut le cœur lui noue l'estomac. Ses tripes se retournent. Son cœur rate un battement. Trois corps gisent dans le salon, parfaitement alignés. Le sang rouge écarlate s'écoule, tâchant le tapis d'une flaque. Un tapis qu'il a mainte fois piétiner. Celui sur lequel il a fait tombé un verre d'eau. Celui sur lequel Harmonie jouait aux cartes. Celui sur lequel le petit David lui a avoué être tombé amoureux de lui. À chaque fois qu'il venait faire ses heures de baby-sitting - pour se faire un peu d'argent et s'acheter une nouvelle console - il piétinait ce même tapis.
T'es un peu palot, tu veux peut-être un verre d'eau ? Un pas en avant. Le coup fuse sans qu'il ne contrôle rien. Son poing heurte la mâchoire carrée de son grand-frère, lui arrachant un grognement de douleur. Et à lui, un soupir de soulagement.
Ashley. La main calleuse et lourde de son paternel lui broie l'épaule. Impérieuse. Brutale. Autoritaire.
Apprends de cette histoire que ces monstres peuvent vivre comme nous. Mais ils ne le sont pas. Souviens-toi de ça. Toi, tu es humain, eux, ils ne sont que des erreurs de la nature. C'est à nous de rétablir l'équilibre. Peter ? Les Lawson se retournent vers la petite entrée. Peter se tient droit au bas de l'escalier, Harmonie au bout de son bras, terrifiée. Elle semble incapable de bouger, regardant de ses yeux pleins de larmes Ash, impuissant.
Elle n'a rien fait ! Il se raidit instinctivement devant le regard noir de l'un de ses ainés. La main sur son épaule resserre son étau.
Ne bouge pas. « C'est pas une saucisse. C'est une knacki.»
La vieille femme leur jette un regard peu avenant. Suspicieux. Il ne s'en formalise pas, continuant de pousser le caddie rouge et jaune. Les babillages d'Harmonie sur le fait que les knackis sont meilleures que les sous-marques ne l'atteignent pas - ou plus. Elle parle tout le temps. Non-stop. Il se demande souvent comment elle fait pour ne pas se dessécher. C'est peut-être ça son gêne mutant ? Tuer les autres en les assommant d'histoires inutiles et bêtes.