Il était une fois, le pire des cons. Le salaud qui n'écoutait pas en cours mais qui avait une bonne moyenne, le mec qui fumait du shit, le type qui avait beau faire des conneries et qui s'en sortait toujours, le tombeur de ses dames, l'enfoiré qui réussissait sans qu'on comprenne pourquoi, tellement on avait l'impression qu'il n'en avait rien à foutre. Et bien c'était moi. Mais ça c'était avant. Sont-ce les lunettes qui m'ont changé ? Peu probable. J'étais un sale con, oui. Mais il faut dire que j'avais un petit avantage. Enfin, je le voyais comme ça à cette époque. Alors que j'étais au lycée. Mais ma vision des choses avait déjà évolué par rapport à mon enfance et aura évolué par la suite.

Mon enfance, parlons en. Mes parents ont cru pendant des années que j'étais autiste. Ouais, drôle, n'est-ce pas ? En fait, quand vous avez un enfant qui ne parle pas, qui ne sourit pas, qui évite le contact avec les gens.. Oui, vous pouvez avoir l'impression d'avoir un enfant autiste. Seulement, mettez-vous à ma place.. Imaginons une scène simple : la cantine. Banal, me direz-vous. Maintenant, la cantine pour moi. Rend moi mon bout de.. Merde ! Maaaaaais ! Un verre qui tombe, un prof qui s'énerve, l'odeur trop salée de la purée de carotte, la fille d'à côté qui ne s'est pas lavé les cheveux, les plaques de cuissons qui grésillent pas loin.. Et tout ça, en même temps. Paf, dans ta gueule ! Et fais comme si t'étais normal. Pas trop possible. Alors un jour, un jour tu sors un mot, un deuxième, en pleurant. Parce que t'es pas normal. Parce que t'as toujours eu peur que ta mère te rejette. Et tu lui dis, sans vraiment savoir pourquoi. Parce qu'elle te regarde d'un air si triste que tu veux lui expliquer, que tu veux qu'elle comprenne que c'est pas sa faute. Alors tu lui dis. T'entends son cœur battre plus fort. Tu sais pas trop pourquoi. Tu comprendra plus tard que c'était un mélange de soulagement et de peur et tu t'en fous. Parce qu'elle t'a pas abandonné. Elle t'as aimé encore plus et surtout, elle t'a aidé. Et t'as appris à contrôler, à ne plus être submergé. Même si tu ne peux pas l'empêcher, au moins tu peux t'en sortir, tu peux vivre avec.

Et puis tu grandis, tu deviens un adolescent. Et tu trouves ça tellement cool. Tu peux entendre les secret des autres, déceler quand quelqu'un ment. Tu peux ressentir dix fois plus de choses, lorsque tu le fais pour la première fois. Les respirations qui s'accélèrent, son cœur, ton cœur qui bat plus vite. Tout est plus fort, tout est encore mieux. Et puis tu passes à une autre. Parce que la précédente t'as menti. Et puis encore une autre, parce que tu l'as entendue dire au loin qu'elle t'avais trompé. Et puis encore une autre, parce que ton odorat t'indique impitoyablement qu'elle en a baisé un autre. Et puis ton don devient un cauchemar. Tu deviens colérique, tu deviens égoïste, tu commences à avoir ce sentiment de supériorité mêlé à celui de malédiction. Tu l'aimes et tu le hais à la fois.

Et puis tu deviens adulte. Tu as perdu toutes tes illusions quant à la bonté des gens. Tu les penses tous cons, tous irrécupérables. Ils sont tous mauvais. Alors tu t'en vas faire tes études, et tu te plonge dedans, tu évites les gens, tu évites la foule, trop de sons, trop d'odeurs. Tu comprends que tu es agoraphobe à cause de ta malédiction. Tu étudies seul dans la bibliothèque le soir. Et ce pendant des années. A vingt-trois ans, c'est ta dernière année de commerce. Une nouvelle bibliothécaire. Elle est tellement belle, avec ses cheveux noirs comme la nuit. Elle te sourit, tu lui souris comme un con. Puis t'évites son regard, tu l'évites tout court. Mais, à un moment elle s'approche, tu sais que c'est elle, tu reconnais ses pas, mais tu bouges pas. T'es dans un coin, si tu te barres t'es grillé. Ou plutôt encore plus grillé qu'avant. Et elle t'invite. Son cœur bat d’excitation. Tu dis oui. Tu y vas même. Et là. Tu tombes amoureux. T'as peur, t'as une putain de boule au ventre à chaque fois que tu la vois. Mais elle ne te ment pas, elle ne pue pas la tromperie, alors tu avances avec elle. Un an plus tard, elle est enceinte. Elle t'offre une magnifique enfant aux yeux aussi bleus que les tiens et aux cheveux aussi noir que les siens. Et tu t'en vas, tu vas vivre au Kentucky, pas loin de ses parents. Tu vis une belle vie, elle arrive presque à te faire croire que certaines personnes sont bonnes, presque. Et t'arrive à sourire de nouveau. A rire. A aimer de tout cœur des êtres humains. Et tu te surprends même à trouver des gens bien. Des amis ? Tu ne sais pas, mais pour elle tu fais un effort. Pour elle tu changes un peu. Pour elle tu deviens moins con. Ta fille grandit, souffle ses sept bougies et vous lui avez prévu une petite fête dans une salle que vous avez loué. Vous prenez la voiture, la femme qui est maintenant tienne depuis trois ans conduit. Tu lui souris, et son sourire fait que tu arrives presque à oublier le reste. Presque. Et tu entends une voiture qui ne ralentit pas, alors qu'elle te doit la priorité. Tu veux réagir, tu lui crie de freiner, elle ne le fera que trop tard. L'autre voiture percutes l'avant de votre voiture et vous envoies dans un poteau. Il écrase la femme de ta vie comme un rien. Tu es sonné, le temps que tu reprennes conscience de ce qu'il se passe, l'autre est parti. Tu entends un battement de coeur et pour une fois tu déteste ne pas en entendre plusieurs. Ta fille vie encore. Ta femme est morte. Et ta putain de malédiction n'a même pas servie à la sauver. Et ta putain de malédiction ne t'aidera pas a trouver ce chauffard parce que jamais tu n'auras senti son odeur. Jamais tu n'aurais eu un indice te servant d'indicateur. Alors tu hurles, de toutes tes forces, de toute ton âme. Tu hurles, des secours arrivent. Parce que des gens se sont approchés. Ils ont vu ta voiture. Et tu rentres chez toi, après avoir du parler aux médecins, à la police, et a d'autres gens mais tu veux pas t'en souvenir. Alors tu rentres chez toi, complètement sonné. Ne comprenant pas comment tu peux rentrer chez toi comme si rien ne s'était produit. Mais tu ne peux faire autrement. Que veux-tu faire d'autre ? Tu prends un sachet de pâtes, du pesto, du jambon et tu sers ta fille. Elle doit avoir faim. Ouais, elle doit avoir faim, tu crois. Tu sais plus, t'es perdu. Et puis tu te rends compte que ta fille n'a rien dit depuis l'accident. Et plusieurs mois plus tard, toujours pas. Tu vois son regard dans le vide, tu tentes de lui faire peur pour avoir une réaction et tu te rends compte que son rythme cardiaque accélère à peine.. Et tu comprends, tu comprends qu'en perdant ta femme, tu as perdu ta fille.