Dire que tu as eu une enfance heureuse serait peut-être un petit peu exagéré. Enfant unique, tu n’as jamais été sûre si tes parents te voulaient réellement ou si tu étais un accident. Ta mère te répétait constamment que tu étais son plus beau cadeau, sa princesse, qu’elle t’adorait. Ton père, lui, ne te parlait pas, ou très peu. Il semblait te trouver fascinant, ce petit machin gigotant qui est sorti du ventre de sa femme et qui maintenant accapare toute son attention. Il était le genre de père sévère, distant, légèrement dégoûté par le changement de couches. Le genre à ne pas savoir comment cuisiner, le genre à ne jamais vouloir jouer avec toi de peur de se faire baver dessus, le genre à te disputer pour tout et pour rien, le genre à te laisser pleurer pendant des heures quand ta mère n’était pas là, et pas simplement pour t’inculquer les bonnes manières. Tu avais rapidement compris, n’empêche. Tu te taisais rapidement lorsque ton père était en charge et tu te faisais toute petite, pour ne pas le déranger. Ta mère, en revanche, t’as toujours racontée que, même si elle n’avait pas la moindre idée de ce que cela signifiait être mère, elle avait fait de son mieux avec toi et elle était particulièrement fière du résultat. Elle te répétait toujours en cachette, dans le creux de ton oreille, que ton papa t’aimait aussi, mais que lui, il n’avait toujours pas compris ce que cela voulait dire, pour lui, d’être papa. Il tentait encore de se faire à l’idée, et à le voir aller, tu t’es souvent dit que c’est un concept qui lui avait échappé toute sa vie.

Jeune, tu as impressionné tes parents – surtout ton père, qui était particulièrement intéressé par tes capacités – dans ta compréhension unique de l’informatique. Les codes n’avaient pas de secrets pour toi et tu pouvais créer tes propres programmes, qui à l’époque étaient bien simples et te servaient simplement à télécharger des vidéos ou des jeux gratuitement par exemple. De petites arnaques bien innocentes, en somme, et ça a été le cas pendant toute ta jeunesse. Ta mère te trouvait drôle et les seules conversations sérieuses que tu as eues avec ton père étaient sur l’informatique. Il s’est mis à te poser de plus en plus de questions sur le sujet, sur tes capacités, sur ce que tu pensais pouvoir faire. À 12 ans, tu n’avais toujours pas reçu une marque d’affection ou de reconnaissance de ton père et en tant que tout bon enfant qui se respecte, tu voulais qu’il t’aime, qu’il t’apprécie, qu’il te dise que tu étais la meilleure. Tous les commentaires normalement promulgués par des parents dignes de ce nom. Alors, lorsqu’il t’a gentiment demandé d’effacer son petit dossier criminel dans le serveur de la police du coin, tu n’as pas hésité. Surtout qu’il t’avait promis que ce n’était que deux petits vols minables et une conduite en état d’ivresse, ce n’était pas des meurtres ou rien. Il est revenu te voir quelques fois pour te demander le même service, et sans réellement comprendre ce que tu faisais et recherchant juste l’approbation paternelle, tu le faisais à chaque fois, puisque hacker était facile pour toi. Tu avais l’impression de lui rendre service et il te disait à chaque fois : « Tu es une bonne petite fille. » Et comme c’était le seul compliment qu’il ne t’avait jamais fait, tu ne pouvais t’empêcher de vouloir le réentendre de sa bouche.

Ta mère, dans tout ça, restait très à l’écart. Le jour où tu as rendu ton premier service à ton père, les disputes se sont mises à éclater. Enfin, éclater, ça aussi c’est un peu fort pour exprimer les réprobations de ta mère, qui tentait de te protéger et qui tentait de raisonner son mari. Un jour, c’était pour lui dire d’arrêter de voler pour ne pas que tu aies à effacer son dossier, et l’autre, c’était de te laisser en dehors de ses problèmes. Tu entendais sa voix chevrotante tentant vainement de s’élever contre celle, autoritaire et pleine de puissance, de ton père. Elle tremblait devant lui, tu le savais, et tu ne pouvais rien faire. Tu as bien tenté de refuser d’effacer son dossier criminel mais il s’est levé et a frappé ta mère au visage. « Veux-tu que je continue à faire du mal à ta mère, Abigail ? » avait-il demandé alors que ta mère tentait de se relever. Les larmes aux yeux, tu t’étais tournée vers ton ordinateur et tu l’avais écouté. Cette fois-là et toutes les autres fois à venir.

À l’école, tu as toujours été un peu rejetée. Tu étais intelligente, brillante, plutôt jolie, et pourtant, tous te trouvaient bien étrange. Tu adorais parler d’ordinateurs, de codes, de serveurs, et personne ne te comprenait. Tous avaient l’impression que quelque chose clochait à ton propos et personne n’arrivait à mettre le doigt dessus. Toi non plus, d’ailleurs. Comment aurais-tu pu ? Tu croyais simplement que tous ces jeunes n’étaient pas assez bien pour toi, qu’ils ne comprenaient rien. C’est ce que tu tentais de te dire pour pouvoir passer les jours à l’école où tu te faisais traiter de weirdo à chaque fois que tu croisais quelqu’un. Ta mère avait bien essayé de te consoler, mais personne ne peut palier à un rejet aussi catégorique à l’école. Quelques personnes étaient bien sympathiques avec toi, peut-être par pitié, peut-être parce qu’elles trouvaient que tu étais une chouette personne, au fond : tu ne le sauras jamais. Tu avais notamment un meilleur ami qui avait trois ans de plus que toi et qui avait pris l’habitude de taper sur les petites brutes qui s’en prenaient à toi. Tu l’adorais et tu l’idolâtrais presque (c’est d’ailleurs chez lui que tu habites en ce moment, à Radcliff, où il a déménagé avec ses parents lorsqu’il avait 17 ans.) Sinon, tu étais toujours bien seule, et le départ de ton seul vrai ami n’a pas vraiment aidé à ton moral.

Ton enfance a donc été très solitaire. Tu passais beaucoup de temps sur l’ordinateur, faute d’avoir d’autres amis. Tu passais énormément de temps avec ta mère que tu adorais et tu tentais d’éviter ton père et ses crises légendaires comme tu le pouvais. Tu rêvais d’aller à Radcliff, notamment parce que ton meilleur et seul ami y était, et parce que ta mère t’avait raconté qu’elle avait une sœur, qui avait une fille qui avait ton âge et qu’ils y habitaient aussi. Il ne te restait plus qu’à trouver un moyen d’amasser assez d’argent pour y fuir, tout en amenant ta mère si possible, bien évidemment.

Ce que tu n’avais pas prévu, c’est que ta mère finirait par t’abandonner, elle aussi, plus par peur que par choix, mais tu l’as vécu exactement de la même manière.


Lorsque tu as appris grâce (ou à cause, tu n’es plus sûre désormais) au dépistage que tu avais une mutation, tu t’es renfermée sur toi-même pendant plusieurs jours. Pour ton père, par contre, ça a été la révélation. S’il n’avait jamais trop su quoi faire de sa vie avant ce jour, maintenant, il le savait : il servirait la cause des Hunters, et il se servirait du don de sa fille pour se faire connaître en tant que tel. Il te demandait - ou plutôt, t'obligeait sous peine de frapper ta mère de nouveau - de hacker les sites gouvernementaux pour transmettre leurs informations sur les mutants aux Hunters. C’est à partir de là que tes plans pour t’enfuir très loin avaient commencé à se former dans ta tête. Ton seul problème, c’est que tu étais très attachée à ton travail, et tu ne voulais pas abandonner ces nouveaux amis qui comptaient réellement sur toi pour les aider à se partir une réelle petite entreprise. En même temps, la vie en Angleterre n’était plus possible pour toi : ta mère pleurait constamment à cause du revirement un peu brutal de ton père et à cause de tout ce qu’il te faisait faire. Si tu te faisais attraper, tu serais très certainement arrêtée et incarcérée. Tu avais toujours su comment couvrir tes traces, mais tu savais que quelqu’un, un jour, finirait par t’attraper, que ce soit un autre mutant ou un humain particulièrement doué. Ou alors à cause d’une imprudence de ta part. Dans tous les cas, tu ne pouvais pas rester là. Tu avais déjà commencé à envoyer des messages à ton ami à Radcliff de façon parfaitement sécuritaire. Il avait accepté de t’héberger si tu arrivais à te rendre et il pouvait même t’envoyer un peu d’argent si tu promettais de le rembourser. Tu avais quatorze ans la dernière fois que vous vous étiez vus, et tu avais bien changée depuis. Tu lui avais promis.

Maintenant que tu avais un endroit où dormir à Radcliff, tu en as discuté avec ta mère. Tu pensais qu’elle voudrait partir, qu’elle accepterait de quitter cette maison de malheur et de s’enfuir loin de son mari. Eh bien, pas du tout. Elle a tenté de te dissuader d’y aller, elle a dit qu’il te retrouverait, qu’ils vous retrouverait si vous partiez ensemble. Elle t’a dit qu’elle avait peur de lui et qu’elle ne voulait pas être un poids pour toi. Bien que tu comprennes, ce n’est pas du tout comme ça que tu l’as vécu. Elle t’abandonnait. Tu n’arrivais pas à croire qu’elle te poussait seule vers les États-Unis en te disant de ne surtout pas appeler, de ne pas écrire, de ne pas prendre contact. Elle te jetait en dehors de sa vie pour rester avec lui, parce qu’elle a fini par te le confier, une nuit où il n’était pas revenu de l’opération dans laquelle il était avec d’autres Hunters : elle l’aimait encore. Elle l’aimait encore, et elle pensait qu’il pouvait changer, d’une façon ou d’une autre. Il avait déjà été un homme bon et aimant avec elle. L’homme qu’elle aimait ne pouvait pas avoir disparu comme ça, c’était impossible. Alors elle voulait rester pour tester sa théorie, même si elle comprenait que toi, tu devais partir. Tu n’avais plus le choix. Mais toi, tu ne comprenais pas. Il la traitait comme de la merde, et elle l’aimait encore, désespérément. Alors, dès que tu as eu assez d’argent grâce à ton travail et à l’argent que ton père ramenait chez vous que tu volais en cachette, tu es partie aux États-Unis sans un regard en arrière, pour fuir ton père Hunter et en abandonnant ta mère avec lui. Pour fuir ta condition de mutante. Pour fuir tous tes problèmes.

Peut-être que c’est toi qui a abandonné ta mère et pas l’inverse.


Ta mère t’avais dit que ta cousine Remy se trouvait aussi à Radcliff, ce qui t’avait conforté dans ton choix. Tu ne la connaissais pas, mais vous étiez de la même famille, et peut-être qu’elle pourrait t’aider. Pour le moment, du moins, tout semble aller pour le mieux. Ton ami d’enfance a toujours l’air un peu troublé, après tout, la dernière fois que vous vous êtes vus tu n’avais que quatorze ans, et tu en as désormais vingt. Comme promis, tu ne le dérange pas, tu restes dans ton coin, et tu répares son ordinateur dès qu’il a un problème. Tu lui as concocté un système de sécurité extrêmement sophistiqué, peut-être plus pour toi que pour lui, mais désormais sa maison est presque aussi sécuritaire qu’un bunker. Tu crains toujours que ton père décide de se mettre à ta recherche, même si tu as fait promettre à ta mère de ne jamais lui avouer où tu étais partie, qu’elle devait garder la destination pour elle. À date, pour les mois que tu as passés aux États-Unis, il n’est jamais venu te chercher, alors tu peux supposer que ta mère a tenu parole. Ton ami semble bien vivre le fait que vous habitez désormais ensemble, et vous vous entendez toujours aussi bien. Tu ne lui as pas encore annoncé que tu étais une mutante, comme il ne t'a pas dit qu'il était désormais un Hunter, ce qui risque éventuellement de poser problème. Tu tentes donc de te faire à cette nouvelle vie qui est désormais la tienne. Tu t’es partie une petite entreprise d’informatique et tu répares désormais les ordinateurs de ceux qui en ont besoin. Tu peux les conseiller sur les meilleurs pare-feux à utiliser, tu peux les débarrasser de vilains virus, tu peux leur créer des sites ou des programmes. Tu dépannes, et tu refais ta vie en tentant d’oublier ton enfance un peu pathétique et l’ombre de ton père qui plane toujours au-dessus de ta tête. Pour le moment, tu t’y fais, tu es plutôt heureuse chez ton ami et tu comptes bientôt essayer de prendre contact avec Remy, en espérant qu’elle ait envie de discuter un peu avec sa cousine.