“Tu t’en vas?” Il acquiesça, mâchoire serrée. Il détestait voir la tristesse dans son regard. Il vouloir la voir heureuse, la voir sourire, la voir rire – pas ça, pas cette noirceur, pas cette déception. Et il en était la cause, en plus. Elle le regarda longtemps, et il cherchait quoi dire, quoi ajouter, mais il n’y avait rien à ajouter. Après tout, elle savait pourquoi il partait, pourquoi il avait tant besoin de partir. Elle le connaissait par coeur, elle l’avait toujours connu par coeur. “Tu reviendras?” La question le frappa en plein coeur, inattendue. Il chercha quelques instants la bonne réponse à dire, mais il n’y en avait pas. Sa gorge était serrée, sa poitrine contractée. Il n’y avait aucune bonne manière de dire adieu à la femme qu’on aime. “Je crois pas.” Sa voix était rauque, il voulait cacher à quel point il avait envie de hurler qu’il l’aimait – même s’il avait l’impression qu’elle le savait déjà, qu’elle l’avait toujours su. Que son coeur lui avait toujours appartenu, à elle et ses yeux verts, et qu’il lui appartiendrait toujours, même à l’autre bout du monde. “D’accord” répondit-elle simplement. Sa main vola à sa joue, se déposant délicatement sur sa peau. Il ferma les yeux. Sa peau contre la sienne. Une dernière fois. “Sois prudent, s’il-te-plaît. Tu peux faire ça pour moi?” Il acquiesça, rouvrant les yeux pour pouvoir la regarder, autant qu’il le pouvait. Ce souvenir serait son dernier, celui de son visage. Elle souriait, cependant, un peu tristement, certes, mais elle souriant quand même – comme si elle savait qu’il voulait imprégner cette scène dans son esprit pour la garder précieusement, comme une photo dans un portefeuille. “Je t’écrirai.” Elle souriait encore, acquiesça, et déposa un baiser doux sur sa joue. Il en frissonna presque. Elle, c’était toujours elle, ce serait toujours elle. “Au revoir, Owen.” Et alors il fit l’impossible et retourna son sourire, pour que son dernier souvenir à elle soit celui d’un sourire, celui d’un homme tellement heureux de la voir, celui d’un homme qui l’aimait, celui d’un homme qu’elle ne voudrait pas, qu’elle ne pourrait pas oublier. Elle referma la porte de son appartement, et il se retrouva dans le couloir désert. “Au revoir, Elspeth.”

“Owen. Tu es revenu.” Le jeune homme acquiesça, prenant place sur la petite chaise posée à côté du lit. La chambre d’hôpital était plongée dans un silence profond, excepté pour le léger soufflement de la machine respiratoire. Il regarda son père, étendu sous les draps de coton, le visage pâle et le regard hagard. Ce n’était plus l’homme qui l’avait élevé, loin de là. La maladie avait tout raflé sur son passage – sa tête était dégarnie, son corps semblait être celui d’un enfant, et son visage était celui d’un vieillard. “Je suis là, papa.” L’homme sur le lit eut comme un petit sourire, et souleva sa main tremblante pour attraper celle de son fils. Owen la serra, pas trop fort, juste assez pour qu’il sache qu’il était vraiment là. Bien sûr, qu’il était là. Dès qu’il avait reçu la lettre de sa petite soeur, il était revenu à Radcliff. Il était peut-être parti pour fuir son père mais il ne l’avait jamais détesté, bien au contraire. Il l’avait toujours admiré, lui et son honneur, lui et sa droiture, et lui et ses convictions. L’homme qui se tenait debout envers et contre tout. Mais il avait trop voulu que son fils soit comme lui, et ça l’avait fait fuir. Bien sûr, qu’il était là, qu’il voulait accompagner son père dans les derniers moments de sa vie. Il ne savait même pas qu’il était malade avant de reçevoir la lettre. C’était arrivé soudainement, et les ravages avaient été trop rapides, disait sa petite soeur. Owen avait balancé la table devant lui à l’autre bout de la tente quand il avait compris que son père allait mourir. Et que c’était le temps pour lui de retourner à Radcliff. Radcliff, maudit Radcliff. Décidement, on ne pouvait pas lui échapper. “Owen” dit son père, et le jeune homme reporta son attention sur lui. Il penait à parler, c’était évident. “Je veux que tu fasses quelque chose pour moi.” Il savait déjà ce que son père allait lui demander, mais il le laissa faire sa demande officiellement. “Le journal. Tu dois t’en occuper.” Owen avait déjà pris sa décision. Voilà quelques années, il aurait catégoriquement refusé. Mais vu l’état de la ville, il ne pouvait pas repartir et laisser les choses comme ça. Pas tant que sa famille était toujours là, pas tant que Elspeth était toujours là. Prendre en charge le journal voulait dire qu’il pourrait vraiment faire quelque chose. Faire bouger un peu ce climat de terreur qui régissait dans la petite ville. Apporter une petite chose qui pourrait tout changer : un peu d’objectivité. “Je vais le faire, papa. Je vais m’en occuper.” L’homme grimaça, bien qu’Owen se doutait qu’il voulait en fait sourire. Il serra un peu plus la main de son père, de celui qui avait été son père. “Je vais te faire honneur.”

Owen termina de lire l’article, et renvoya un mail au journaliste pour lui dire qu’il était approuvé. Un article sur ces vaccins qui circulaient dans la ville, et leurs effets secondaires. Un article objectif, relatant les faits, juste les faits, exactement comme le jeune homme le désirait. Le journal se portait bien, très bien même. Ça faisait déjà plus d’un mois qu’il était à sa tête, et tout se déroulait exactement comme il l’avait prévu. Un journal neutre, exposant les vraies choses. On le remerciait. On le félicitait. On l’admirait. On lui demandait s’il avait peur. Non, répondait-il. Il ne faisait que dire la vérité. La vérité était la chose la plus importante à ses yeux, voilà tout. À l’image de son père, c’est ce qu’on disait de lui. Le Radcliff Daily reprenait de ses couleurs d’antan. Owen était aux anges, il ne pouvait le nier. Ses yeux glissèrent de l’écran de son ordinateur au bouquet de fleurs posé sur le coin de son bureau. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Il s’apprêtait à commettre la plus grande des folies. Plus que de s’engager dans l’armée, plus que de promettre à son père qu’il s’occuperait de ce journal. La plus grande folie de sa vie. Il ouvrit le tiroir à ses côtés, et observa la petite boîte de velours. Il n’avait aucune idée de quelle serait la réaction d’Elspeth. Peut-être qu’elle dirait non, après tout. C’était possible – il l’aimait éperdument, mais peut-être que ce n’était pas son cas. Il s’en fichait. Il voulait juste lui dire, ou plutôt lui montrer. Une dernière chance, une dernière folie, et après, il continuerait. C’était le moment idéal, après tout. S’il y avait une toute petite chance qu’elle accepte, et qu’ils soient heureux tous les deux après toutes ces années, il la prendrait. Sans hésiter. Un petit sourire étampé sur ses lèvres – chose rare pour Owen – il se leva, glissa son fidèle chapeau sur sa tête, s’empara de la petite boîte et du bouquet de fleurs et se dirigea vers le restaurant où il demanderait à la femme de sa vie de l’épouser.