Ça pleure, ça crie. Les plus grands en ont par-dessus la tête, et les petits leur font la fête. L’ordre a plié bagage, et a laissé le chaos prendre sa place il y a bien longtemps déjà. Aussi loin qu’elle s’en souvienne, la maison a toujours connu ce désordre vivant, cette malice incontrôlée. Les fruits d’une vie trop compliquée, d’une famille éternellement recomposée. Et au sommet de la hiérarchie enfantine, il y avait elle.

À peine rentrée de son deuxième horaire de la journée, on lui tombe dessus. – Léda, Marty il m’a tapée ! – Léda, tu sais où est Nyreen ? – Léda, t’as pas vu mon pull bleu ? – Léda, j’suis en retard, tu peux faire finir ses devoirs à Laurie ? Impossible de respirer, impossible d’en placer une. Ramasser le tas de linge qui traîne, y trouver le pull bleu. Le lancer à Hugo, lâcher le reste dans la machine à laver, en passant. Distribuer les ordres, les chaussures à peine enlevées. Pas le temps de poser le sac et la veste — l’odeur de la couche de Carrie lui vient d’ici, faut y remédier.

Et elle court, la basanée, aux quatre coins de la maison. Elle cavale, sans broncher. Papa ne rentrera pas avant que la nuit ne soit bien avancée, et le ventre trop rond de sa deuxième belle-mère l’empêche de faire quoi que ce soit. La journée, elle se débrouille ; mais quand vient le soir, elle est bien contente de pouvoir s’asseoir et se reposer. Faut qu’elle se ménage. L’aînée des Altman, elle, a encore la jeunesse dans l’âme et la capacité à porter tout ça. Réussir à coucher tout le monde dans les temps, et enchaîner avec ses devoirs. Elle ne se pose pas de questions — pas l’temps. Elle va gérer, parce que faut bien que quelqu’un le fasse. Parce qu’à tout bien y réfléchir, elle n’a pas vraiment le choix.

Et parce que, dans le fond, ç’a toujours été un peu comme ça.


Elle replie la lettre d’Alana, un sourire aux lèvres. Le papier se pose sur l’enveloppe, et les yeux de la brune partent scruter les toits. Avoir des nouvelles, ça fait toujours du bien. Surtout quand on lit ce qu’on aimerait lire — que tout va bien. Elle ignorait encore ce qu’elle allait pouvoir lui renvoyer. Dire que ça n’allait pas aurait été mentir — dire que tout allait bien aurait peut-être été également affabuler. Elle avait quitté son poste en laboratoire depuis quelques mois déjà. Marre de se faire courir après pour de nouveaux brevets, marre de devoir jouer avec l’éthique et la vie. Elle avait repris les petits boulots. Avait plus de temps pour ses frères, ses sœurs, son père et sa belle-mère. Là-bas, on n’était pas sûr de comprendre pourquoi elle avait changé de job — mais on n’était pas sûr non plus d’en être vraiment affecté ou de se sentir impliqué. La vie battait son plein et ne l’avait jamais vraiment attendue. Prise dans un rythme effréné, depuis le début.

Elle écrasa sa cigarette dans le cendrier posé sur le rebord de la fenêtre, referma celle-ci en un grincement de gonds. Il y avait au moins des choses qui ne changeaient pas. Ici, on avait toujours besoin d’elle. Alana lui écrivait toujours, et elle n’avait pas cessé de lui répondre en retour. Isolde et son père continuaient de venir l'été. Il y avait du boulot, de l'argent qui rentrait, et les emmerdes quotidiennes subsistaient. Les aléas des petites choses ne faisaient que renforcer les grandes vérités.

Le monde continuait sa course, et les petits soubresauts que provoquaient les imprévus n’étaient, après tout, que de minuscules grains de poussière à échelle de l’univers.


Elle s’en voulait, de partir comme ça. L’impression d’être une voleuse et de prendre la fuite, d’abandonner bien plus que ce qu’elle n’aurait pu cautionner. Laisser Isolde seule à sa peine et à sa détresse ; à peine avoir croisé Alana, le temps d’une petite soirée. Mais elle n’avait pas le choix. Son petit séjour ici avait suffisamment duré. Ses affaires n’étaient pas prêtes, et elle rendait son appartement dans les jours à venir. Elle devait signer le bail pour le nouveau dans la foulée, et les études d'infirmière démarreraient dans dix jours. Il fallait qu’elle rentre. Il fallait qu’elle se prépare, qu'elle s'installe dans une nouvelle vie. Tout ça — Radcliff, Isolde, Alana, la vie ici —, elle aurait le temps d’y revenir. Un jour, sans aucun doute. Pour le moment, il n'y avait plus le choix : il fallait qu'elle s'arrête et qu'elle s'occupe d'elle.

Elle regarde le paysage défiler par la fenêtre de l’autobus. Le trajet est encore long ; elle a le temps de penser, le temps de ressasser tout ce qui est en train de lui arriver. À croire que ses choix étaient en train de lui retomber sur le coin du nez. Mettre Aldrich à la porte n’avait pas été la chose la plus aisée qui lui ait été donné de faire. Pas pour lui, non — mais pour sa fille. Condamner la gamine à errer à nouveau, accrochée aux basques de son père. Ce père qui était responsable d’une mort qu’il aurait mieux fait de dissimuler plus habilement. Ce père dont elle ne voulait plus jamais entendre parler. Ce père qui, pourtant, serait aussi celui de l’enfant qu’elle portait.

Ses dents se serrent, ses phalanges les imitent. Elle se prend à appuyer son menton un peu trop fort sur son poing, et à se mordre la lèvre. Un accident. C’était un foutu accident. Mais c’était arrivé. Le petit « + » bleu s’était affiché sur le test de grossesse, et revenir en arrière était alors devenu impossible. L’idée d’avorter ne l’avait même pas traversée. Jamais elle n’aurait pu faire cela. Elle ne condamnait pas la pratique — bien loin de là. Mais son instinct maternel avait été beaucoup trop développé et stimulé, par le passé, pour tolérer l’idée de mettre ainsi fin à une vie qu’elle portait. Alors, elle allait faire avec. Le porter, le mettre au monde. S’en occuper, le choyer. Ne jamais lui dire qui était son père. Le protéger. L’aimer.

Et continuer à avancer, qu’importe le sens du courant et l’amplitude de la marée.
Après tout, n’était-ce pas comme ça que la vie fonctionnait ?


Elle avait échoué.

La tête coincée entre la poigne ferme de ses deux mains, les dents serrées, les yeux fermés, elle peinait à contenir le cri de rage qui montait lentement et sûrement dans sa gorge. S’énerver, ce n’était pas son genre. S’emporter et tout détruire autour d’elle pour passer ses nerfs, c’était clairement pas son fort. Mais ce soir, le bon sens semblait l’avoir quittée. Ce soir, sa patience était sérieusement entamée. Son esprit refusait de s’arrêter, l'empêchait de mettre fin au massacre. Les images se répétaient, et son don s’emballait. D’ordinaire, elle parvenait à le calmer. Elle parvenait à se défaire de l’emprise pernicieuse de cette chose qui l’accompagnait au quotidien depuis qu’elle était enfant. Mais pas ce soir. Ce soir, les sentiments étaient trop forts. La culpabilité la tiraillait, la colère l’étouffait. Ce soir, la justice avait été poignardée de plein fouet, et elle n’arrivait pas à s’extirper du maelstrom d’émotions qui en résultait.

Et soudain, le cri explosa. Il avait suffi que l’image de son fils ne ressurgisse, sans crier gare — et tout self-control disparut. Ses mains avaient agrippé la table, et elle l’avait retournée. Tout le contenu valsa au sol, tandis que la chaise sur laquelle elle était encore assise quelques secondes plus tôt tombait à la renverse. L’accès de fureur retomba aussi rapidement qu’il était arrivé ; elle se mit à contempler les dégâts autour d’elle, bras ballants le long du corps, doigts tremblants. La tempête était passée, mais la culpabilité, elle, subsistait.

Alana n’était pas là pour l’aider à se calmer. Lui redonner le sourire d’une petite phrase bien placée, et l’empêcher de se sentir coupable de ce qui était arrivé. Précisément parce qu’Alana n’était pas là, et que c’était de sa faute. Elle aurait dû voir ce type arriver. Elle aurait dû le voir bouger. Elle avait la tête ailleurs. Les pensées trop furtives, trop brèves. Parties vers Jules — à se demander comment il allait, ce qu’il pouvait bien faire à une heure pareille, si la tante Adélaïde s’occupait bien de lui. Seconde d’inattention, et tout était parti à vau-l’eau. C’était de sa faute. Pas entièrement, et elle arrivait à faire la part des choses. Mais elle avait une responsabilité à tenir — une responsabilité qu’elle tiendrait, si la petite Kovalainen se réveillait.

Contre toute attente, l’accès de rage avait balayé suffisamment de tension pour lui permettre de retrouver un semblant de concentration. Sans perdre de vue ses émotions négatives, elle parvint à les repousser dans un coin de son esprit, ne les ruminant plus qu’en partie. En quelques pas, elle sortit de la pièce retournée. Elle rangerait plus tard — plus tard, quand elle serait sûre d’être complètement retombée. Elle attrapa son iPod au passage, brancha ses écouteurs. Les deux petits embouts prirent leur place naturelle dans ses oreilles, et la musique démarra sans plus tarder.

Se concentrer. Faire le tri. Chaque chose à sa place. Chaque pensée dans sa case, comme chaque chose avait son temps pour être fait. Elle laisse ses pas la guider, donne une caresse à Cheikh au passage, et descend au sous-sol. La lumière allumée, elle regarde les différents composants posés sur la table qu’elle a dressée. Rien de dangereux, pour le moment. Rien qui ne puisse faire porter de trop sérieuses accusations sur elle si on venait à le découvrir. Mais elle était presque parvenue à ce qu’elle voulait. Trouver comment dissimuler la prochaine bombe qu’Isolde poserait. La première partie du travail était presque achevée. La seconde suivrait. Tout s’enchaînerait, tout irait selon le plan. Rien ne dévierait plus. La petite Saddler lui avait fait confiance en l'appelant à Radcliff. Elle comptait sur elle. Et cette fois-ci, il n'y aurait pas d'échec à encaisser.

Justice serait rendue. Les changements ne se feraient pas seuls. Le despotisme ne prendrait pas fin sans faire couler le sang. Les beaux honorables avaient beau lever la tête, clamer à des méthodes pacifistes, il fallait quelqu’un pour prendre les devants. Quelqu’un pour raser la table, et leur laisser ensuite la possibilité de reconstruire ce monde qu’ils idéalisaient, ce monde qu’ils chérissaient. Ceux qui abhorraient toute forme de violence oubliaient une chose : depuis la nuit des temps, l’équilibre était de mise. Il l’avait toujours été. Il fallait ceux qui se salissaient les mains. Ceux qui ne seraient, à la fin de la guerre, plus que de dévoués macchabées, sur le dos desquels on grimperait pour bâtir un lendemain que l'on espérerait meilleur. Alors elle avait pris les armes. Et si elle devait y laisser la vie, soit. Au moins, elle aurait essayé. Essayé d’offrir à Jules et à ses suivants la possibilité d'ériger quelque chose, sur les ruines qu’elle aurait laissées dans son sillage. Elle aurait protégé son fils, à sa manière.

En se battant pour cette femme aux grandes idées, si abstraite que beaucoup avaient préféré l’occulter à tenter de la cerner : la justice.

« Nous tuons pour bâtir un monde où plus jamais personne ne tuera ! Nous acceptons d'être criminels pour que la terre se couvre enfin d'innocents. » (Albert Camus)