I wish that I had known in that first minute we met

the impayable debt that I owed you

Le vacarme assourdissant du tracteur, les vibrations du moteur, la protection des boules Quies, la lèvre mordue du conducteur, Austin faisait tout pour se contenir. Il regardait droit devant lui, se concentrait sur la ligne droite qu'il devait dessiner au milieu de son champ, dont il avait hérité il y a quelques semaines. Parce que c'était fin novembre 2014, c'était sa dernière plantation de blé d'hiver, que Austin avait fait enterrer ses parents la veille et que ce jour-là, il l'avait entièrement passé enfermé seul chez lui, chez eux, à regarder par la fenêtre les chênes de l'autre côté du champ, et qu'à dix-huit-heures il s'était enfin décidé à bouger.
Quelques semaines précédentes, tout allait bien. Austin s'en allait rejoindre ses parents, bras dessus dessous avec sa copine de l'époque, à l'hôtel de ville. Ils cherchaient une place se garer au plus près des stands de la Fête des Fondateurs, parce que marcher un peu moins c'est beaucoup mieux. Mais la foudre frappa, sans déchirer le ciel alors bleu d'une fente lumineuse, seulement en se faisant entendre plus fort que jamais. Puis des cris, puis la réalisation que quelque chose n'allait pas, et enfin pendant plusieurs jours, voire des semaines, la pensée obsédante de se dire que s'il s'était garé plus vite, ses parents n'auraient pas eu à l'attendre à l'hôtel de ville, et ils seraient encore là pour semer le blé à sa place, parce que ces cent-soixante-douze hectares de terrain seraient encore à eux, comme la maison au milieu, celle dans laquelle il avait toujours grandit et dans laquelle il avait réaménagé depuis peu. Depuis quelques jours.

Et au milieu du champ, il y avait une silhouette en noir. Une femme. « Maman ? » pensa Austin, prêt à tout donner pour voir sa mère une dernière fois et pouvoir lui dire autre chose que « J'arrive dans cinq minutes, dix minutes max ! » alors qu'il n'arriverait jamais. Éteignant alors le tracteur au milieu du champ, il en sauta, quitte à enfoncer ses bottes kaki dans la terre retournée, et se précipita vers la silhouette sans la quitter des yeux. Elle restait là, ne disparaissait pas en un clin d’œil. Est-ce que c'était vraiment elle ? Elle se retourna, et cela répondit à sa question. Ce n'était pas elle.
« Qu'est-ce que tu fous-là ? C'est chez moi ici, dégage ! » criait Austin, déçu, en colère, ravagé.
-ここはどこ ? répondit-elle, chaque aspect de son être indiquant qu'elle n'était pas d'ici.
-A Radcliff, Kentucky, » expliqua spontanément Austin, parce qu'il avait tout compris et parce qu'ils n'avaient même pas eu besoin de parler davantage. Il savait aussi qu'elle avait peur, qu'elle ne comprenait pas ce qu'il se passait. Et qu'elle avait un peu froid, là où elle était, parce qu'elle était dans les rues de Tokyo et attendait le métro pour aller au lycée. Mais en même temps elle était là, au milieu de ce champ du Kentucky, et elle ne faisait qu'un avec Austin qui, bouche-bée, était à côté d'elle à attendre le métro de la ligne Oedo, regardant à droite à gauche partout les hauts immeubles de la capitale du Japon.
Et là s'arrêta leur première rencontre, après un voyage de quelques secondes aller, quelques millisecondes retour et un séjour de juste assez longtemps sur place pour que le visage de cette jeune japonaise de dix-huit ans reste gravée à jamais dans sa mémoire.
Les quelques rencontres suivantes furent plus ordonnées, plus longues, plus constructives. Mélangeant l'anglais et le japonais, ils étaient dans les champs d'Austin, dans la chambre de Suki, partout et nulle-part à la fois. Ils parlaient, se comprenaient bien plus que verbalement. Ils étaient connectés, savaient qu'ils pouvaient tout se dire et ne s'en privaient pas.

Et quelques jours plus tard, « Un menu falafel, sans frites, avec une canette de coca s'il te plait. Et rapidement, je suis pressé » commandait-on à Austin qui se préparait le dîner et qui, réalisa-t-il sur le coup, avait bien envie de falafels lui aussi. Se retournant il découvrit Salim, iranien en costard, banquier à succès, qui le découvrait lui aussi. Un silence de plusieurs longues secondes s'ensuivit avant que les deux ne réalisent ce qu'ils se passait encore.
« On est où là ?
-Dans ma cuisine, à Radcliff, Kentucky. C'est dans le centre des Etats-Unis, un peu à l'Est expliqua plus en détail cette-fois Austin, qui avait bien compris par Suki que tout le monde ne situait pas bien le Kentucky. Et là ? demandait Austin qui se baladait maintenant sous le soleil tapant d'un midi de Téhéran.
-En Iran. Je me commande à manger.
-Je sais, moi aussi j'ai faim »
Salim avait été moins perturbé que Suki lorsqu'elle avait rencontré Austin, parce que ce n'était pas la première fois que cela lui arrivait. Depuis plusieurs jours il était entré en contact avec João (ça se prononce Jon, c'est  portugais) exactement comme Austin et Suki étaient instantanément devenus inséparables.
-Tu parles à quelqu'un chéri ? fit la copine d'Austin, en provenance du salon. Elle l'arracha à ses délires et le ramena, seul, dans sa cuisine, où le dîner allait bientôt brûler sur le feu. Et ce dîner, ce n'étaient pas des falafels, mais il en aurait le goût.

Et le lendemain matin, Austin ne se réveilla pas dans son lit. Il était huit heures à Radcliff, neuf à Rio, et João paniquait puisqu'il ne comprenait pas qu'un réveil puisse sonner chez lui alors qu'il n'en avait pas. Dans son lit, partageant son oreiller et sans ouvrir les yeux, Austin éteignit le réveil qui trônait depuis toujours sur la table de chevet qu'il avait depuis tout petit, dans sa chambre chez ses parents.
João, voyant un grand homme barbu et chevelu dans son lit, ne put vraiment réaliser ce qu'il se passait. « Quem é você? beugla-t-il. Austin ne répondit pas tout de suite, il était aussi perdu que l'autre, et en plus il n'était pas chez lui.
-Austin... On est... Attend toi t'es... João... C'est ça ? »

Et oui, c'était bien João, ils étaient bien à Rio, dans les favelas au climat encore chaud en cette saison. C'était agréable. Et les deux hommes se recouchèrent et se découvrirent, discutant, se ressentant, Austin prévenant Suki qu'il lui restait deux nouveaux à découvrir.

C'était tombé pile au bon moment, ces rencontres, parce qu'elles éclipsèrent l'enfermement, la solitude et la tristesse que traversait Austin. Elle était partagée et atténuée, comme tout ce que ces quatre transmutants partageaient, et ils partageaient tout. Alors, lorsque la copine de Austin le quitta parce qu'elle n'en pouvait plus qu'il n'ait jamais de temps pour elle, et de ses sautes d'humeur quand ils étaient enfin ensemble, il fut triste mais pas longtemps parce que lorsque le Soleil se levait au dessus de la mer à Rio, c'était magnifique. Quand Suki était triste parce qu'elle avait l'impression de n'arriver à rien, ils contemplaient les plus belles mosquées de Téhéran. Quand Salim était au bord de la crise de nerf à cause de son travail, tout le monde venait se balader dans les champs du Kentucky, qui étaient encore plus verts qu'il aurait pu l'imaginer. Quand João avait peur de ne rien faire de sa vie, parce que dans les favelas la vie était une lutte sans fin, Tokyo lui donnait des idées et le courage de les réaliser.

Plus jamais ils ne seraient seuls, ils étaient quatre et inséparables, comme une seule personne sur laquelle le Soleil ne se couche jamais.

FÉLICITATIONS JEUNE MUTANT

tu es validé, tu pues la classe, vas-y sors tes lunettes de soleil.