« Le coffre ! Il est où ton putain de coffre ?! » Accrochée à la jambe de son père, Demetria sanglotait silencieusement, incapable de détourner le regard du cadavre encore fumant de sa mère. Chara était morte dans d'atroces souffrances, et son supplice avait duré de si longues minutes que Demetria croyait encore l'entendre hurler. « Je vous le répète, nous n'avons pas de coffre ici ! Ce n'est que notre résidence secondaire, nous n'habitons pas à Athènes toute l'année mais à Washington... Si c'est de l'argent que vous voulez, je peux en retirer à la banque, mais je vous en supplie, ne faites pas de mal à – » « A ta gosse ?! Arrête de pleurnicher, Monsieur l'Ambassadeur ! Ma source me dit que tu planques un beau pactole ici, alors t'as intérêt à me le filer sinon je transforme ta gamine en un petit tas de cendres, t'as compris ? » « Je vous en prie... » Les suppliques de Steven Drake peinaient à couvrir les pleurs de la petite, totalement terrifiée par l'homme qui menaçait son père d'un poing enflammé. Est-ce que c'était un monstre ? Une créature sortie des profondeurs du Tartare, comme dans les histoires que lui contaient sa grand-mère ? Du haut de ses sept ans, Demetria ne voyait pas d'autre explication. Les monstres, il fallait les fuir ou les tuer, c'était ce que les héros faisaient toujours dans les histoires. Mais Demetria n'était rien qu'une petite fille, elle n'était pas Artémis, elle n'avait rien d'une Athéna... Alors tandis que les deux hommes "parlementaient", elle prit ses jambes à son cou. Elle n'avait pas réalisé que tout espoir était vain, qu'elle n'avait aucune chance. Saisie au vol, elle ne put que hurler, hurler et se débattre. « Papa ! PAPA ! » « Papa ne peut plus rien pour toi, petite merdeuse. » Balancée violemment contre un meuble qui trembla lorsqu'elle le heurta, Demetria hurla seulement lorsqu'une boule de feu vint exploser contre son petit corps recroquevillé. La douleur qui l'envahit lui coupa le souffle, et avant de perdre connaissance pour sombrer dans un coma profond, elle eut le temps de voir son père se jeter sur leur agresseur, sur le monstre qui venait de faire basculer son existence dans l'horreur.


Assise en tailleurs sur son lit, les sourcils froncés, Demetria observait en silence le petit garçon qui se tenait sur celui en face du sien. Qu'est-ce qu'il faisait là, lui ? Pourquoi est-ce que Galaad l'avait ramené chez eux ? Elle ne lui suffisait plus ? C'était parce que c'était un garçon ? Il s'appelait Ren. Ren. C'était un drôle de prénom, avait-elle pensé. Aussi drôle que Demetria. Ren, Demetria et Galaad. Tous les trois, ils devaient changer le monde. Sauf que Demetria, elle ne voulait pas changer le monde avec Ren. Il n'aurait pas dû être là, c'était elle l'élève de Galaad, elle qui devait devenir la meilleure chasseresse au monde. Pour venger ses parents, se venger elle-même, et empêcher les monstres de détruire d'autres familles. Galaad lui avait dit que Ren aussi était orphelin. C'était pour cette raison que Demetria avait résisté à l'envie de lui faire passer un sale quart d'heure. Une petite voix lui disait qu'il était comme elle. « Galaad, il aime pas qu'on mange des cochonneries. Alors si tu veux du chocolat, j'en ai caché sous la première planche du parquet, à côté du bureau. » Sans se départir de son air très sérieux, Demetria s'était glissée sous les couvertures, et s'était couchée le visage tourné vers le mur. « Mais si tu te fais prendre, je dirai que c'était ton idée. » Parce que Galaad, il ne plaisantait pas avec les règles. Mais Demetria... Elle n'était pas très douée pour les suivre, ces règles. Peut-être était-ce pour ça qu'il avait voulu adopter un autre enfant ? Forcément, elle était jalouse. Jalouse de ne plus avoir toute l'attention pour elle, comme c'était le cas depuis qu'il était venu la chercher chez la police, en prétendant être son oncle paternel. Demetria ne savait pas qu'il avait menti, elle ne s'en était pas souciée. Elle avait juste été contente de ne pas être laissée seule au monde. Il aurait mieux valu qu'elle le soit.


« Est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait, Demetria ? Des risques que tu as pris ? » Silencieuse, ses yeux sombres accrochés à ceux de Galaad, l'adolescente de quinze ans ne sourcillait pas. « Je te parle, Demetria. Tu aurais pu te faire prendre. » « Bien sûr que non. J'ai fait attention. Et puis de toute façon, il le méritait. » Un sifflement furieux échappa au Wolstenholme, mais la jeune fille ne broncha pas. Ce qui en soi était plutôt alarmant, étant donné qu'elle venait de commettre un meurtre de sang froid. « Là n'est pas la question ! » « Bien sûr que si... ! Cet homme voulait me toucher, et personne ne me touche sans mon autorisation. Personne. » Demetria avait grandi, et était devenue une aussi sentimentale qu'une statue de marbre. Rien ne semblait la toucher, pas même le sang qu'elle avait déjà sur les mains. Elle se fichait bien de savoir que l'homme qu'elle avait tué était était humain. Il avait cru avoir tous les droits sur elle parce qu'elle était supposée être une adolescente sans défense, alors quand elle avait compris qu'il voulait la coincer dans une ruelle, elle avait joué le jeu de la biche apeurée, jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour qu'il comprenne qu'elle l'avait dupé. Le plus simplement du monde, elle lui avait brisé la nuque. Sans hésitations, sans remords. Comme une parfaite petite machine à tuer. L'adolescence tout juste entamée, elle avait déjà tué tellement de mutants en compagnie de Ren et Galaad qu'elle en aurait fait pâlir de jalousie des chasseurs plus âgés. Toutefois, à défaut d'être fier d'elle comme il était fier de Ren, Galaad regardait Demetria d'un œil presque mauvais. La jeune femme n'était pas comme les autres, il y avait quelque chose de brisé en elle, quelque chose de sombre.


Elle n'était pas allée à l'enterrement. Elle n'en avait pas vu l'intérêt. Galaad était mort, il ne l'avait jamais vraiment aimée – et c'était réciproque – pourquoi aurait-elle dû aller pleurnicher sur son cadavre comme une veuve éplorée ? Elle aurait être pu s'y rendre pour Ren... Elle le connaissait par cœur. Lui, il allait pleurer la disparition de Galaad, qui avait toujours été plus un mentor et un père pour lui qu'il ne l'avait jamais été pour elle. Elle aurait pu... Mais elle ne l'avait pas fait. Elle avait préféré quitter Radcliff pour un moment, profiter de la disparition de Galaad pour faire le tour du monde dont elle avait envie depuis des années, mais dans lequel elle ne s'était jamais lancée par qu'il l'en avait toujours empêchée. Libérée de son emprise, elle était libre de faire comme bon lui semblait, libre de chasser les dégénérés sans avoir à suivre les règles de Galaad. Un électron libre comme Demetria, lâché dans la nature, était dangereux. Sa haine des mutants était telle qu'elle était capable de les éliminer sur son passage sans prendre le temps d'y songer à deux fois. Malgré tout, Radcliff demeurait son point d'ancrage, son centre du monde tout à elle.


Cet instinct maternel supposément possédé par toutes les femmes, Demetria ne le possédait pas. Des enfants, elle n'en avait jamais voulu, alors elle ne s'expliquait pas pourquoi elle avait choisi de mener cette grossesse à terme. Elle n'y avait pas été obligée, rien ni personne ne savait... Pas même Ren. Alors, pourquoi ? Demetria s'était posée cette question un millier de fois, tandis qu'on déposait dans ses bras sa fille. Un être minuscule, braillard et vulnérable. Elle l'avait observée d'un drôle d'air, se demandant presque quoi en faire. S'en occuper, comme une mère digne de ce nom ? Certainement pas. L'abandonner ? Pourquoi s'embarrasser d'une grossesse, si c'était pour jeter l'enfant comme un déchet ensuite ? Pour la première fois de sa vie, Demetria était face à un dilemme, elle ne savait que faire. Elle n'avait même pas de prénom à donner à la petite. Demetria avait accouché après avoir mené la grossesse la moins raisonnable du monde, et pourtant sa fille était en parfaite santé. Ou presque. Il y avait ce quelque chose chez elle, révélé par le test ADN obligatoire pour tous les nouveaux-nés de cet état. Le test était revenu positif et Demetria avait cru à une erreur, une mauvaise plaisanterie. Elle, donner naissance à une mutante ? Elle avait alors posé un regard horrifié sur le nourrisson, elle aurait dû s'en débarrasser, elle le savait. Mais elle n'y était pas parvenue, s'était contentée de la prénommer Nemesis, un prénom plus qu'appropriée pour celle qui représentait tout ce qu'elle haïssait. Incapable de lui ôter la vie, mais tout aussi incapable de s'en occuper, Demetria s'était résolue à confier la lourde charge que représentait Nemesis à la seule personne de confiance qu'elle connaissait à part Ren, une sexagénaire dont elle avait sauvé les enfants des griffes d'un mutant. Elle savait qu'elle ne poserait pas de questions, savait qu'elle prendrait soin de la petite, ce qui ne l'empêcha pas de lui promettre de déchaîner les Enfers sur elle si elle manquait à ses obligations. Nemesis, c'était son premier échec. Et le dernier.


Le vieux manoir Wolstenholme était aussi lugubre que dans ses souvenirs. Les souvenirs d'une enfance qui n'en avait pas été une, les souvenirs d'une vie qui était tout sauf normale. Un vent de changement soufflait sur Radcliff, alors Demetria s'était empressée d'y revenir. Poussée par une curiosité malsaine, elle était revenue dans la ville qui était devenu un théâtre du crime. Radcliff avait un petit quelque chose d'unique, comme si elle était tout simplement maudite. Demetria ne s'était jamais intéressée à la politique, mais voir un Hunter à la tête de la ville était une bonne chose. Une petite mutante écervelée prenant sa suite à la Mairie... ? Ridicule. Risible. Demetria connaissait la petite ville suffisamment bien pour savoir qu'un tel changement ferait des vagues. Alors comme un vautour, elle était venue pour assister au spectacle, et éventuellement se repaître des perdants.