radcliff (ky), bucky - eight years old Plus d’repère, plus d’passé. Gamin abandonné. Gamin refilé volontiers. Bucky n’savait pas très bien ce qu’il était – pas encore. Son regard parcourait, presque imperturbable et indifférent, les nouveaux murs qui se dressaient autour de lui : une prison qui revêtait l’apparence d’un château doré, un paradis de luxe qu’il n’avait jamais connu. Fils unique des Hershey, il avait navigué dans l’inconnu, ses seuls moments de gloire s’arrachant avec fermeté de la stupidité de ses géniteurs : un homme et une femme, qui n’avaient rien d’mandé. N’avaient pas deux grains de neurones pour comprendre c’qui leur arrivait – ou pourquoi leur fils était capable de tout comprendre, de tout faire fonctionner en un claquement de doigts. Il s’était érigé tout seul, sauvé par ce génie qu’on lui avait attribué trois ans à peine après sa naissance – un journal avait titré qu’il était le Mozart des temps modernes ; mais ce qui lui avait plu surtout, c’était les échecs. Le grandiose sentiment de puissance qui lui appartenait aussitôt qu’il écrasait un autre gamin sur un plateau de jeu, en quelques coups à peine : c’n’était pas avec son idiot de père qu’il aurait pu apprendre. Non, c’était en lui. Comme… gravé dans ses gênes. Immuable, et au-dessus de tout le reste. De ses doigts blancs, il venait de caresser la surface de bois du plateau : il y trouva la reine, la pièce maîtresse, le point central d’un univers froid comme son cœur. Froid comme cette grande maison, qui l’entourait de part en part – et n’aurait trompé personne. Personne si ce n’est lui : où pouvait-il aller d’autre, de toute manière ? « J’aimerais qu’on travaille sur quelque chose avant de te laisser filer. Burkhard. » l’appel lui lécha l’échine, comme un miel empoisonné – les mots d’Alexander Callahan étaient dénués de toute agressivité, l’appétit grandiose de sa curiosité masqué derrière une illusoire gentillesse. C’était assez pour le gamin qu’il était : de ses huit ans à peine, Bucky Hershey n’était qu’un oisillon jeté du nid, le gamin qui comprenait tout, des mécaniques du monde, des lois physiques de l’univers ; mais à qui la nature humaine, traitresse et servile, échappait toujours. Le prisonnier idéal sans doute, de ses yeux clairs léchant chacune contour de sa cage toute nouvelle, et ne murmurant aucune résistance aux exigences qu’on lui apposait déjà. Il n’était plus voué à devenir un champion aux échecs pourtant, ni un ingénieur chevronné et plus talentueux que tous les autres. Son arrogance, ses ambitions ; tout n’serait que pour ici. Ici, et sa nature de rat de laboratoire – d’agneau à l’abattoir sans même s’en rendre compte.

radcliff (ky), bucky - seventeen years old Ses mains se pressaient l’une contre l’autre, nerveusement ; il glissa le bout de ses doigts dans ses cheveux, sur un coin de sa bouche, gratter l’arrière d’une oreille. Et son pied tapotait à une vitesse ahurissante sur le sol – le sol de sa chambre, ou quelque chose qui y ressemblait à s’y méprendre. L’illusion se fracturait à mesure que Bucky grandissait, le captif sentait sa conscience faire surface, sa résistance s’éveiller comme un lion en cage ; il aurait voulu pouvoir la faire taire, de bien des manières. Résister, résister à la rage qui le consumait bien souvent – trop souvent. Il venait de franchir un énième pas dans la patience de son tuteur ; Alexander se retrouvait bien souvent dans un bras de fer contre le sale caractère du gamin devenu jeune homme. Il n’voulait pas, n’voulait pas se soumettre aux exigences de l’homme ici, ce soir – Bucky avait brutalement arraché les électrodes plaqués contre ses tempes, celles-ci en conservaient encore des traces rosées, des plis sur sa peau qu’il dessina, encore, encore, du bout de son index. Jusqu’à ce qu’on frappe à la porte, interrompant le match de ses regrets et de sa colère. Efje passa la porte ; et il se tendit instinctivement, l’envie de s’excuser lui brûlant les lèvres. C’était comme si elle apparaissait, à chaque fois que tout se compliquait ; si apte à faire régner une clairvoyance limpide dans l’esprit de Hershey. Il se trouva sur ses pieds, presque sans s’en rendre compte, la dévisageant, silencieux, incapable d’ouvrir la bouche. Lui si facilement loquace, c’était toujours Efje qui débutait leurs joutes verbales. « Tu n’devrais pas partir comme ça, au beau milieu d’une session. » remarqua-t-elle prestement, dans ce qu’il ressentit comme une œillade critique. « Désolé. » fit-il, empreint de plus de respect qu’on n’pouvait lui en imaginer, les mots glissant entre ses lèvres avec une facilité déconcertante. Cette même bouche si aisément critique, acerbe, meurtrière dans les mots qu’il choisissait – il la pinça, nerveux à nouveau. Ses doigts vinrent trouver la chair de ses lèvres, la tordre dans tous les sens alors qu’il fuyait le contact visuel d’avec la jeune femme. Elle était plus vieille que lui, avait ce regard sévère et doux à la fois. Elle était sa tortionnaire aux apparences doucereux, comme une sirène sortie des délires les plus fous des marins. Un fantasme, juste là, matérialisé sous ses yeux rien qu’pour lui – rien que pour mieux le tromper, sans même qu’il ne s’en rende compte. Et ça marchait, ça marchait comme un bout de viande appâterait un chien affamé – ça marchait, il accourait, et se pliait en quatre pour satisfaire les demandes informulées d’Efje. Elle faisait bien son job, à prétendre se préoccuper de lui ; et il n’y voyait rien, encore, toujours.


radcliff (ky), bucky - twenty-one years old « Trouble de la personnalité. » un ricanement, rien que pour lui. Il se souvenait, oui, de l’injection létale qui l’avait précipité, tête la première, dans le chaos. La main du tuteur, qui s’était resserrée autour de son bras ; le liquide empoisonné, coulant dans ses veines, le brûlant de l’intérieur. « Incapacité à se connecter à la réalité. » et le jour où il était arrivé là, condamné dans une cellule capitonnée, une énième injection droit dans son cou, des calmants qui l’avaient mis à genoux, endormi pour des heures entières – simplement pour qu’il se réveille, enfermé comme un vulgaire animal, dans le noir le plus complet. « Manque criant de compassion. Ou d’empathie. Impossibilité de se lier avec autrui. » le constat de c’qu’il était devenu était écrit là, noir sur blanc, lui arrachant des rires grandioses à chaque ligne qu’il découvrait. Etait-il tout cela ? Sans doute, sans doute. Toujours plus malin que ces abrutis de médecins ; ces crétins qui avaient si souvent forcé ses médicaments dans sa gorge qu’ils n’avaient pas remarqué, avec le temps, qu’il avait développé un indéniable talent pour les recracher. Les cacher. Bucky avait laissé toute sa folie le consumer, là, entre les quatre murs de l’asile où Callahan l’avait abandonné – pourquoi donc, hein ? La question lui brûlait les lèvres, tout autant que les pulsions qui traversaient son esprit, rares instants de clairvoyance au milieu des tambourinements précipités de sa folie. D’un geste rapide, levant les bras par-dessus sa tête, il envoya valser les dizaines et les dizaines de papiers qui donnaient un constat désastreux de son état mental ; il n’était pas fou. Non, non, non, non. Juste trahi, vacciné. Trahi, trahi – abandonné. Seul. Lâché en pleine nature, tel un fauve à qui on avait cultivé tous les instincts primaires, avant de s’en foutre. Juste comme ça, en un claquement de doigts ; Bucky s’acclimatait. Bucky jouait de la vie. Il glissa d’un pas léger pour contourner le bureau, là, sur le rythme de la musique dramatique qu’il avait mise en route : le scénographe crachait La Marche des Valkyries comme si sa vie en dépendait – le meilleur moyen possible et imaginable, pour oublier les geignements du psychiatre qu’il était venu trouver, là, dans son bureau. Derrière lui, Hershey venait de laisser tout un chemin, le sillage du sang ; le fou furieux qui le forçait à avaler ses médicaments, à qui il avait sauté à la gorge, lui arrachant l’oreille d’une morsure guerrière – avant de lui faire ingérer par poignées les cachets qu’il imposait aux autres. L’infirmière qui s’était pris une injection meurtrière – il n’savait quel produit, à il n’savait quelle dose ; quelle importance ? L’agent de sécurité, à qui il avait pris le flingue, tirant une balle, deux, trois – toute une flopée pour achever chaque imbécile qui s’était foutu sur son chemin. Et finalement. Finalement. Posé juste devant le psychiatre, il le dévisagea, paré d’un faux air préoccupé. Oui, oui, oui ; il avait surtout besoin de sortir de là – et plus personne ne le retiendrait, désormais. Son beau coupe-papier enfoncé dans la main, l’homme se vidait de son sang, probablement chaque os de sa paume brisé en mille morceaux. Qu’importait ; Bucky était en effet, tristement incapable d’en ressentir le moindre regret ; plus maintenant. Plus alors que c’était fun, avant tout l’reste.

radcliff (ky), bucky - twenty-one years old On avait fini par retrouver le psychiatre ; et ses trente-sept coups de coupe-papier, droit dans ses entrailles. Le journal parlait de rage meurtrière ; et Hershey avait arrêté sa lecture là, balançant la paperasse dans un coin, comme s’il possédait l’espace. C’était le cas : comme un gamin nostalgique, il avait remis les pieds dans la  bâtisse emplie de mensonges où il avait grandi. La maison que Callahan lui avait consacré presque entièrement, sa grande cage de rat qu’on avait analysé, analysé dans tous les sens, avant d’le promettre à l’abattoir. C’était le seul endroit qu’il connaissait : là où son errance l’avait ramené, quoiqu’il fasse, quoiqu’il essaye. Il avait retrouvé le chemin jusqu’à sa chambre, humant avidement le parfum d’Efje sur l’oreiller juste à côté du sien : l’appel, l’appel qu’elle n’a pas saisi, qu’il lui avait lancé presque sans le vouloir. Ni Efje, ni son tuteur – père – n’étaient là désormais ; seuls ces spectres avec lesquels il valsait volontiers. Les fantômes du passé, et les visages dessinés avec soin, qu’il inspectait de ses yeux clairs – cette chevelure rousse flamboyante qui ressemblait à la sienne à lui. Son regard noir à elle, ce joli minois tentateur ; l’indécence de désirs qui n’s’étaient jamais dits à haute voix. Comme une certaine retenue, que la créature au visage d’ange avait pourtant saisie au vol. Bucky se sustentait de ces belles valses d’image, l’odeur qu’il semblait pouvoir saisir, au cou de la créature aux cheveux de jais – si seulement. Ca suffisait presque à le faire sourire, sourire d’un rictus narquois, grandiose ; à même de lui faire oublier l’odeur du sang ferreux, les tâches qu’il avait déjà faites, du bout de ses doigts, sur le papier de la bande dessinée. Après avoir tant essayé, avec toute la bonne volonté dont il était capable, avec son esprit dérangé ; il avait lamentablement échoué, ce soir. Ces types qu’il n’connaissait pas étaient entrés dans le bar, multipliant provocations et paroles malaisées, chacun de leur souffle faisant pulser le poison de la haine dans les veines du dégénéré – un jour, tôt ou tard, on les retrouverait, par terre sur le sol du bar, à cracher leurs entrailles comme les deux gros porcs ambulants qu’ils étaient. De leur vivant. Bucky n’avait jamais été de ceux qui s’étaient mêlés à la vie ; créature de l’ombre qui venait enfin de retourner dans ses ténèbres, renouait avec son passé délicieux. Et quelques plaisirs de plus.