Lorsque l’on est un enfant, il y a une chose que l’on tente de changer, une seule... la banalité. Jarod ne dérogeait pas à cette règle. Comme beaucoup d’enfants, il imaginait avoir un père agent secret, une mère espionne ou un secret de famille formidable. Après tout, il n’était pas né aux Etats-Unis et ils étaient très rapidement partis du Canada. Evidemment, rien de tout cela n’était vrai, ils étaient juste en voyage dans la famille de sa mère lorsqu’elle avait accouché. Il n’était qu’un enfant normal dans une famille banale vivant dans une ville où l’on était rapidement noyé dans la masse. Ce petit monde bien trop grand, aussi restreint soit-il finalement, était tout ce qu’il connaissait et avait jamais vu. Jusqu’à un événement qui allait tout changer, sa petite sœur.

Il avait cinq ans, presque six quand elle est arrivée dans la famille. Pour lui, c’était un séisme, une nouveauté bien plus intéressante que le déménagement soudain des voisins et de leur chien avec qui il jouait sans cesse quand il faisait bon dehors. Il avait juste entendu son père parler d’une chose étrange qu’il avait cru voir. Mais, elle était là, toute petite, une miniature et elle s’appelait Liv. Alors, la bizarrerie des voisins, il s’en fichait finalement. C’était facile à prononcer pour lui, d’une simplicité désarmante, même si à presque six ans, les problèmes d’élocutions sont loin.
À mesure qu’elle grandissait, l’ambiance à la maison devenait mauvaise. Il ne pouvait que le remarquer. Ses parents se disputaient souvent ou alors, ne se parlaient pas, voire essayaient même de ne pas se croiser. De son côté, lui, il faisait tout pour que jamais rien ne perturbe sa petite sœur. Trop jeune, elle ne comprenait pas de toute façon mais, il préférait faire attention.

Ce manège dura des années, il avait fini par soupçonner que la seule chose qui unissait encore ses parents, c’était Liv. Liv qui poussait vite et qui commençait à faire des bêtises, Liv qui était prise dans les disputes de leurs parents sans se rendre compte qu’ils se servaient d’elle pour régler leur compte. Du haut de ses quatorze ans, il a profité d’une énième dispute pour s’en mêler, pour dire à ses parents ce qu’il ressentait. Quelques jours plus tard, sa mère montait dans la voiture d’un homme qu’il avait déjà vu. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre qu’elle en aimait un autre et que son père l’avait su très rapidement. Ce qu’il ne comprit jamais, c’est pourquoi elle n’était pas partie plus tôt et il ne lui posa jamais la question.
Le calme revint à la maison mais l’ambiance, elle, n’avait rien de plus agréable qu’avant. Son père était bien souvent silencieux et parfois, il s’endormait dans le canapé. Pendant un moment, il eut l’impression que tout arrivait au ralenti durant cette période. Comme si la maison était en hibernation. Il avait même craint que son père se mette à boire. Même Liv qui était toujours en train de courir partout était plus calme. Heureusement, la vie reprit finalement son cours et son père reprit du poil de la bête, comme on dit. Il était de retour, en forme et heureux. Jusqu’à ce que les choses changent, encore...
Quand son père rentra un soir, tard, il avait bien compris qu’il n’était pas d’humeur, pas d’humeur du tout même mais, il avait voulu savoir ce qui se passait. Il avait quinze ans, il pouvait bien aider son père après tout. Sauf qu’il n’envisagea pas les choses comme ça, pas du tout. Pas encore tout à fait au fait des moments où il faut insister et des moments où il faut laisser tomber, Jarod le suivit au garage et il s’emporta, violemment. D’abord, il fut vulgaire, ensuite véritablement en colère et finalement, sans réfléchir, il leva la main. Et bien qu’il se stoppa net avant de frapper - se rendant compte de ce qu’il allait faire à son propre fils -, le mal était pourtant déjà fait. Sous le coup de la peur, de la panique, une chose étrange se produisit. Appuyé sur l’établi, sur la partie en acier, sa peau sembla s’y fondre, en prendre la couleur, la texture, tout. Il fut bientôt recouvert de la tête aux pieds de cette sorte... d’armure. Il ôta rapidement sa main mais le phénomène perdura jusqu’à ce que son père se soit éloigné de lui. Dans les yeux de ce dernier, il y avait de la peur et autre chose, une chose bien plus affreuse : du dégoût. Et puis une phrase assassine qu’il ne comprit pas immédiatement : « C’est bien parce que je sais que tu es mon fils... »

Il ne fallut pas plus de dix minutes à son père pour le mettre dehors, le chasser de la maison. Il n’eut d’autres choix que de se débrouiller pour appeler sa mère depuis une cabine, qu’elle vienne le chercher. Il patienta une heure avant qu’elle n’arrive, avec son nouveau copain, compagnon, qu’importait... Jarod refusa de parler, d’expliquer ce qui était arrivé de peur d’affronter le même regard dans les yeux de sa mère. Le lendemain, elle insista, lourdement, sans la présence de l’homme avec qui elle partageait sa vie. Tant bien que mal, il s’expliqua et attendit ce regard qui ne vint jamais, elle appela finalement son compagnon et lui expliqua la situation sans lui demander son avis. Il eut peur, à nouveau, mais là, c’est un sourire qui lui fut offert. Il était comme lui, pas vraiment, mais en quelque sorte. D’après lui, ces phénomènes étranges étaient rares mais pas inconnus. Ça arrivait, c’est tout.
Son adolescence aurait évidemment pu se dérouler sans encombre après ça. Après tout, il était avec sa mère, dans une maison où on ne le rejetait pas, où l’on n’avait pas peur de ce qu’il était, où on le comprenait même. Mais il y avait sa sœur qu’il aurait voulu voir plus souvent que les pauvres week-ends qu’ils passaient ensemble. Pire, il y avait cette absence de sensations, de ressentis sur sa peau. Il ne sentait plus l’eau glisser, le vent souffler, le toucher, les différences de température non plus. Il ne ressentait finalement que la douleur quand cette couche protectrice était atteinte. Brûlure, coupure, ça, il le ressentait et la sensibilité de cette peau abîmée lui offrait quelques sensations, un piètre réconfort.
Il n’apprécia pas cette partie de sa vie, il ne la vécut pas vraiment, même si au fond, il était heureux malgré tout avec sa famille, du moins la partie qui voulait de lui. L’automutilation était son seul moyen de ressentir quelque chose de physique. Manger aussi était agréable mais, il avait l’impression d’être coupé du monde. Il était tout bonnement privé d’un sens qu’il n’aurait jamais cru si capital. Il trouva certaines solutions, commença à prendre des chemins de traverses, explorer des domaines que l’on jugeait bien souvent obscurs, tordus. De fait, sa scolarité, ses études ne furent pas un voyage sur un long fleuve tranquille, que du contraire, même s’il trouvait un second souffle dans quelques activités inavouables. Et puis, s’il ne voyait pas Liv très souvent, le fait de savoir qu’elle savait ce qu’il était et qu’elle ne se soit pas éloignée était pour lui quelque chose d’important. Il aimait infiniment sa sœur et était plus que protecteur envers elle. Il avait tellement redouté sa réaction.

Ses études terminées et ses vingt-cinq ans bien entamés, il choisit de s’éloigner, de trouver refuge dans une ville plus petite sans pour autant trop s’éloigner ou aller s’enterrer dans un trou. Tous - c’est-à-dire d’autres comme lui -, ils commençaient à devenir trop visibles et lui souhaitait tout, sauf que l’on apprenne ce qu’ils étaient. Loin d’assumer sa nature et bien loin d’avoir envie de dévoiler un peu plus leur existence par accident ou non, il partit s’installer à Radcliff.
Au début, il y fit des petits boulots, livreur de journaux, serveur, ... Mais, rapidement, il put mettre en avant ses études et décrocha un job de barman dans un des bars. Hélas, les horaires - trop diurnes à son goût - eurent tôt fait de le mettre mal à l’aise et le malaise se transforma en problème. Il retrouva ses marques dans le monde de la nuit, d’abord en prenant des services le soir et puis en changeant d’emploi. Ayant été strip-teaseur pour financer une partie de ses études, il réussit à mettre en avant sa connaissance de cet univers particulier et son cursus. Dans la foulée, on les exposa au grand jour. Il n’apprécia guère que leur existence soit ainsi révélée, pas plus qu’il n’apprécia le dépistage quasiment forcé pour lequel il dut trouver une excuse bidon. Il aurait préféré, et de loin, rester dans un anonymat total. Car la promesse de cet anonymat, il n’y crut pas un seul instant. Il était pourtant loin d’imaginer ce qui leur tomberait dessus.

Malgré le bouillonnement constant de la ville sous l’impulsion de Lancaster, il n’avait aucune envie de déménager ou de changer de boulot. Cependant, il se sentait moins en sécurité, plus exposé alors que personne ne savait mais, Radcliff était devenu sa maison... Il ne pouvait pas partir comme ça, et puis, il y avait fait plusieurs rencontres intéressantes. Jamais tout à fait enclin à se lier à cause de sa mutation, il dut pourtant jouer le jeu et certaines personnes réussirent à le toucher, d’une certaine façon, comme Lazare ou plutôt Lazz. Jarod travaillait déjà au Burning Desire quand il fut engagé comme videur. Un renforcement de sécurité qui le rassurait un peu. Pourquoi ? Il n’en savait rien, car aux yeux de tous, il faisait partie intégrante de la menace et même lorsque le calme revint un peu en ville, il fut convaincu que ça ne durerait pas. Les tensions étaient trop vives, palpables. C’était l’accalmie, l’œil du cyclone. De fait, il aurait dû être soulagé lors de la sortie du vaccin mais ce ne fut pas le cas. De lui-même, il était hors de question qu’il fasse ça. Il y avait trop d’inconnues, trop d’incertitudes. Il n’était pas prêt et pensait ne jamais l’être d’ailleurs. Il aurait pu en parler avec son beau-père mais, à aucun moment il ne le fit, pas plus qu’il n’en parla avec Liv qui venait parfois lui rendre visite. Il avait bien trop peur. Son beau-père aurait pu mal prendre que le garçon qu’il avait en grande partie élevé durant la période la plus difficile de sa vie ne s’accepte pas malgré tous ses efforts. Quant à sa sœur, il ne voulait pas l’inquiéter. Alors, il laissa juste tomber l’idée et enfouit dans un coin de sa tête cette découverte qui pouvait peut-être lui rendre la vie meilleure.
Parfois, la vie et le destin jugent pourtant qu’il est temps. Si Jarod n’est pas croyant, il est pourtant convaincu que tout le monde a un chemin comportant plusieurs embranchements. Une sorte de labyrinthe de vie, un destin multiple à suivre. Ainsi, quand il fut coincé et vacciné de force, il se dit qu’il devait en être ainsi... de plus, vivant relativement mal avec ce qu’il était devenu à l’adolescence, il y vit une deuxième chance de vivre. En quelque sorte, il renaissait à trente-et-un ans...

Mais, pour l’heure, c’est la peur qui le domine. Jour après jour, il craint que son don ne lui revienne et recommence à faire de sa vie un enfer. Il vit presque comme si on allait lui enlever cette lumière, ses sensations à peine retrouvées. Il serait presque prêt à claquer autant d’argent qu’il le faut pour être certain que plus jamais il ne redeviendra celui qu’il était. Pour autant, il ne se sent pas en sécurité, il était un mutant et il a peur que la cible qu’il était, en soit toujours une.