L'Irlande. C'est dans la verdure, dans les chants celtiques et le whisky. Les effluves qui émanaient de la bouche de mon père, de la flaque sur le sol ou des trop nombreux verres pas encore finis qui traînaient sur notre modeste table de cuisine. Je le haïssais, mon père. Dans mes rêves, je lui passais les mains autour du cou. Parfois, je l'égorgeais avec les restes d'une vieille bouteille qu'il avait brisée sur le sol, dans un éclat de colère. Je haïssais la façon qu'il avait de rentrer du travail sans nous dire un mot, je haïssais la façon qu'il avait de hurler sur ma mère, ou la façon dont il levait la main sur ma sœur. Ivrogne. « Qu'est-ce que tu as dit ? » Son regard d'homme ivre me dégoûta. « J'ai dit que tu étais un ivrogne. » J'entendais déjà ma mère pleurer, avant qu'elle vienne supplier mon père de ne pas me tuer. Ma sœur, quant à elle, pleurait dans sa chambre. J'avais treize ans.

Ma mère était institutrice. Du plus loin que je me souvienne, je l'ai toujours vu avec un livre. Dans sa main, dans son sac, sur la table du salon ou sur le fauteuil où elle se reposait. Enfant, elle me lisait beaucoup de contes. « Tu vas rendre ce gamin débile, Brighid. Arrête donc de lui raconter des histoires. Il faut qu'il comprenne que la vie n'est pas faîte de contes de fées ou de littérature pourrie. Lis-lui la Bible, qu'il puisse faire ses prières seul. » Mon père était un fervent croyant. Pour lui, il y avait une heure pour se lever, une pour travailler et une autre pour prier. Rien ne semblait plus important à ses yeux que la religion, qu'il bafouait pourtant à la perfection. « Aengus, ce n'est qu'un enfant... » Il avait frappé du poing si fort que son verre s'était brisé sur le sol. Sans trop attendre, ma mère m'avait pris dans ses bras, me chuchotant des mots doux, rassurants. Sa voix m'enrobait comme une couverture trop chaude qu'on ne voudrait jamais quitter les soirs d'hiver. Sa chaleur me consumait tendrement, sans que jamais la mèche ne veuille s'éteindre. À cette époque, j'étais bien trop insouciant. Je me nourrissais de jolies histoires que je pourrai raconter à ma sœur, qui grandissait doucement dans le ventre de ma mère. Rien ne comptait d'autre. Pas même mes écorchures aux genoux, pas même les billes colorées, ou les jolies nattes des filles. J'avais sept ans.

Mon père haïssait les oiseaux. Depuis toujours, il les chassait avec une vieille carabine à plomb qu'il avait trouvée dans la cave. « Putain de bestioles, elles vont jamais se taire ?! » J'aimais les voir s'envoler loin sous les coups de feu. Je trouvais ça joli, parce que je ne comprenais pas. Je ne les voyais pas battre de l'aile pour s'enfuir loin du danger, comme nous aurions dû le faire avec ma mère et son ventre rond. Mais elle avait trop peur. Mon père était un grand homme, au visage triste et sévère. Il travaillait dans une distillerie et, la plupart du temps, on ne le voyait que le soir. Ses lourds pas résonnaient sur le bois du parquet. Sur son passage, il détruisait parfois quelques bibelots, dans sa danse d'homme ivre. Je l'observais, caché dans l'escalier. Mes yeux s'arrondissaient toujours à sa vue, entre la peur et l'étonnement. Il était parfois d'une tendresse immense. Et parfois, sa violence était son nom. Ma mère se livrait à des pensées secrètes, à des rêves trop doux ; l'arrivée de ma petite sœur adoucirait certainement les mœurs. Il n'en était rien. J'avais huit ans.

Saoirse est née un jour d'été. Ce jour-là, il pleuvait. « C'est le seigneur qui pleure de joie, mon amour. Ne t'inquiète pas. Ce n'est pas triste. » Ma mère avait toujours les mots pour m'apaiser. Dans mon imagination trop grandissante, j'avais pensé que le seigneur était en colère de sa naissance de mon adorable sœur. Elle avait déjà les joues roses et un sourire qui briserait des cœurs. Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours été protecteur avec elle. Les coups de ceinture pour ses bêtises, les mensonges, les affronts : je ne me refusais rien pour défendre la chaire de mon sang. J'étais même heureux de pouvoir faire quelque chose de bien, une fois. J'aimais la voir sourire, l'entendre rire, la voir danser ou jouer à la marelle. Et puis un jour, elle a eu peur de moi. Elle avait vu cet oiseau. Elle l'avait vu, tomber de sa branche. Et étrangement, elle avait compris. Elle savait, elle savait ce que j'étais. Bien sûr, je l'avais supplié de ne rien dire aux autres ; elle m'avait supplié de ne pas la tuer. La peur dans ses yeux m'avait tellement brisé le cœur que ce jour, je me suis juré de ne jamais plus l'utiliser. J'avais quinze ans.

J'ai grandi. J'ai emprunté un chemin différent de celui qui m'avait été destiné, et je m'en fichais. Je n'avais pas tenu la promesse que j'avais faite à ma sœur ; j'en étais même venu à menacer mon père de le tuer par la pensée, s'il levait encore une fois la main sur les deux femmes de ma vie. Il est mort trois ans plus tard, d'un cancer du foie. Seule ma mère est allée à ses funérailles, et a respecté le deuil. Je suis parti pour vivre le rêve américain, laissant derrière moi une mère aimante et une sœur qui n'avait plus de figures masculines dans sa vie. Sans jamais l'abandonner jamais, je m'appliquais à lui envoyer les plus belles choses que je voyais, me saignant les veines pour pouvoir vivre correctement. Du plus loin que je me souvienne, j'avais vingt et un ans.

Et ils ont commencé à chasser les gens comme moi. Ils voulaient nous éliminer parce qu'on était différent. Parce qu'ils ne comprenaient pas. Les gens ont peur de ce qu'ils ne comprennent pas. Et j'ignorai comment ils pouvaient savoir. J'ignorai aussi que nous étions plusieurs, et si l'annonce avait été un choc, elle m'avait tout de même rassurer. Pour ma part, je n'avais pas peur. Je ne craignais ni le gouvernement, ni les idiots qui nous chassaient. Dans mon esprit, je revoyais mon père, fusil à la main. Nous étions des oiseaux qu'il fallait chasser ; mais il était hors de question pour nous de prendre notre envol.